Le covid-19 ne révèle-t-il pas la vulnérabilité des systèmes logistiques ?

Bruno Durand est Maître de Conférences en Sciences de Gestion à l’Université de Paris Nanterre, où il dirige le Master 2 « Gestion de Production Logistique et Achats ». Titulaire de l’habilitation à diriger des recherches (HDR), il poursuit ses travaux sein du CEROS (Centre d’Etudes et de Recherches sur les Organisations et la Stratégie), plus particulièrement dans les domaines de la logistique du e-commerce et de la logistique urbaine. Il préside aussi, actuellement, le jury de l’option « Transport et Logistique » du concours de l’Agrégation d’Economie et de Gestion.

Confinement : état des lieux de la logistique

En ce temps de confinement lié à la crise sanitaire du covid-19, la logistique est devenue très visible (Dablanc, 2020), aussi bien en amont, quand les stocks viennent à manquer, qu’en aval, lors des délicates livraisons du dernier kilomètre. L’approche globale du Supply Chain Management semble, également, mise à mal. Le caractère très imprévisible - car complètement exceptionnel - des commandes, en BtoB (par exemple celles de gel hydroalcoolique, de masques, de respirateurs ou encore de réactifs) comme en BtoC (produits alimentaires et non alimentaires), en constituerait la principale cause. Concernant plus particulièrement les achats de première nécessité des ménages, force a notamment été de constater, la semaine précédant le confinement, l’explosion des ventes de produits de grande consommation (+ 38% en valeur) : pâtes et riz (+ 120%), produits surgelés (+ 110%), produits d’hygiène (dont le papier-toilettes : + 90%) (Sources : Les Echos - Nielsen). Depuis, la consommation des ménages a sensiblement reculé (Source : Le Point), les stocks constitués permettant, en effet, de faire face lors des premières semaines. Soulignons, cependant, que le comportement des consommateurs évolue fortement pendant ce confinement (Source : Que choisir) : plus que jamais, les achats en ligne et les retraits sur drives (GMS, pharmacies…) sont prisés - d’autant que le taux d’absentéisme des livreurs s’est sensiblement accru… Du côté des achats « loisirs », a priori moins essentiels (mais ce n’est qu’un a priori !), il n’est pas possible, non plus, d’y nier désormais de réelles mutations, en particulier une poussée des ventes avec, il est vrai, un léger retardement. Ainsi, en cette mi-avril, les enseignes de bricolage (toujours fermées) se mettent-elles au drive afin de servir une clientèle, en chômage partiel ou en télétravail, qui commence à « s’ennuyer ». Le même engouement est relevé dans le domaine du sport avec les ventes de vélos d’appartement, de tapis de sol, de trampolines ou d’haltères : le nombre de commandes en ligne de Décathlon a doublé depuis le début du confinement, atteignant 12 000 par jour (Source : LSA). Il en est, encore, de même dans le secteur du jardinage (début avril ayant été plutôt ensoleillé), avec les achats de plants potagers, de semences et de plantes d’ornement (ventes de nouveau autorisées depuis le 1er avril, ces produits étant considérés comme de 1ère nécessité). Soulignons que le chiffre d’affaires des jardineries a « plongé » de plus de 80% lors de la première semaine du confinement (Source : Le Télégramme) !

Le caractère vital de la logistique, tant pour les gouvernants, les personnels de santé que pour l’ensemble des citoyens, est aujourd’hui souligné de manière unanime : il y va, en effet, de la vie d’hommes et de femmes. Il ne s’agit plus, cette fois, d’une banale rupture de stock ou d’une erreur classique de livraison. Il y a urgence. Il faut, il nous faut agir vite, mais faut-il encore en avoir les moyens...

Les limites de la mondialisation

Le covid-19, qui vient a priori de Chine, pays considéré comme « l’atelier du monde », semble en effet casser le charme magique de la « logistisation » du monde (Fulconis et Paché, 2020). Ce coronavirus en pointe, aujourd’hui, les sérieuses limites tant certaines chaînes logistiques paraissent bien vulnérables. Des systèmes d’approvisionnement, devenus trop dépendants de sourcings lointains, dévoilent, ainsi, leurs faiblesses et les risques associés. C’est, en partie, le cas de bien des pays de l’Union Européenne désormais très tributaires de l’Asie dans les secteurs de l’automobile ou du textile, ou bien encore dans celui de l’industrie pharmaceutique : 80% des principes actifs utilisés dans le monde seraient, ainsi, actuellement fabriqués en Chine et en Inde !

L’agilité de l’organisation de la production et de la distribution des biens semble, donc, montrer ses limites. Nos supply chains sont, effectivement, bien plus vulnérables qu’on ne l’imaginait. Cette crise sanitaire, sans précédent, constitue certainement une formidable occasion - dont on se serait quand même bien passé - de le démontrer. A force de « tirer » sur les coûts, de s’approvisionner, pour partie, dans des pays « low cost » et/ou de perdre la maîtrise de la fabrication, « l’élastique » a fini par céder… Non, l’agilité logistique n’est pas magique : la crise du covid-19 le prouve ! Demain, nourris de ces enseignements, les gouvernants, les managers, mais aussi les citoyens vont être amenés à reconsidérer leurs choix, stratégiques pour certains. Il est hautement probable que celui du « 0-vulnérabilité » soit préféré à celui du « 0-stock » ou à celui de stocks de sécurité de faible niveau. Bien entendu, cela engendre des coûts (tout comme la crise du coronavirus d’ailleurs…), mais ajoutons et affirmons avec force que la vie n’a pas de prix ! Ces coûts supplémentaires, essentiellement des coûts d’entreposage (c’est-à-dire les coûts d’exploitation des sites logistiques [ceux des hommes et des bâtiments équipés]) et des coûts de stockage (les coûts de possession et de dépréciation des marchandises), sont estimés, en moyenne, à 3-4 % du chiffre d’affaires. Le « 0-vulnérabilité » semble, en effet, passer par l’abandon, pour certains types de produits (qualifiés de vitaux), du concept de centralisation de l’entreposage. Il faut donc s’attendre, a priori, à un redéploiement des stocks d’un niveau central (généralement mondial) à un niveau régional (par exemple européen). Pour certains produits, relevant du domaine de la santé publique, il n’est pas exclu, non plus, que le redéploiement aille même jusqu’à un niveau national… L’un des enseignements majeurs de cette pandémie réside, sans doute, dans la mise en évidence de l’importance du maillage des territoires (stratégie qui a été adoptée, en partie, par de grands e-commerçants…) : si la centralisation possède des avantages indéniables (notamment économiques), elle n’est pas exempte en revanche d’un déficit de réactivité comme a pu le prouver la crise du covid-19…

Se réinventer pour plus de proximité

Gageons donc que de nouveaux systèmes de pilotage des flux, mettant au centre les hommes et les femmes (et non plus les traditionnels consommateurs ou clients), se développent rapidement. L’approche logistique classique selon laquelle il s’agit de « disposer du bon produit, au bon moment, au bon endroit et au moindre coût » pourrait, alors, s’effacer au profit d’une approche moins risquée et, donc, moins vulnérable dans laquelle le « meilleur coût » ou le « juste coût » se substitueraient au « moindre coût ». Ne dit-on pas que la santé n’a pas de prix ? Nous allons devoir le prouver…

L’après-covid-19 va ainsi nous obliger, demain sans tarder, à nous poser la question essentielle de la vulnérabilité de certaines supply chains à travers les risques qu’elles comportent. Identifier les sources de vulnérabilité de ces chaînes logistiques et remettre en cause de manière dépassionnée certains choix industriels majeurs constitueront inmanquablement les enjeux fondamentaux et les chantiers phares de ces prochains mois, conférant au Supply Chain Risk Management un rôle clé. Il va falloir se réinventer… Déjà en aval, à propos de la livraison du dernier kilomètre, des municipalités réfléchissent à la manière de mettre en relation des commerçants de proximité - sédentaires et ambulants - afin qu’ils puissent livrer en mutualisant leurs ressources et en recourant, si possible, à des solutions plus « propres » (motorisation électrique, hybride, au GNV…). Pour ce faire, certaines n’hésitent pas ouvrir leurs données en open data… Il est hautement probable que le covid-19 donne, ainsi, lieu à un nouvel état d’esprit, d’autant que les citadins confinés ont pris goût à des zones urbaines beaucoup moins polluées… De ce fait, ce coronavirus pourrait favoriser, dans les villes, le développement de ZFE (Zones à Faibles Emissions). Dans le même ordre d’idées, face à la fragmentation des commandes en ligne et au comportement des consonautes - à qui les commerçants en ligne ont, à leur début et à tort, « promis la lune » : délais courts et livraisons gratuites ! - la mutualisation des livraisons ainsi que les livraisons collaboratives pourraient entrer dans une nouvelle phase et s’intensifier. Cette étape, plus mature du e-commerce, nécessitera alors la mobilisation des collectivités à travers la mise en place d’ELU (Espaces de Logistique Urbaine) ou d’ELP (Espaces Logistiques de Proximité), dans le but de favoriser la mixité des usages (BtoB ainsi que BtoC - tournées de distribution mais aussi tournées de collecte).

Non, nous ne sortirons pas indemnes de la crise du covid-19. Plus rien ne peut être comme avant ! Sachons, en revanche et dès maintenant, en tirer un maximum d’enseignements. N’oublions pas, en effet, que « crise » est synonyme en chinois d’opportunité… Alors, sachons vraiment rebondir sur cette crise désastreuse en vue de développer, tous ensemble, des supply chains plus rapidement résilientes !

 

Dablanc L. (2020), La logistique, une activité urbaine qui passe au premier plan, Terra Nova – Coronavirus : regards sur une crise (avril).

Fulconis F. et Paché G. (2020), Coronavirus : un révélateur de la fragilité du système logistique mondial – The Conversation (mars)

 

https://www.linkedin.com/in/bruno-durand-36274913/

Retour